Petit solo sans infos, le jeudi 10 mars 2022

 Après la cordée de frères, quasi gémellaire, dans la Colère du Ciel (cascade de glace), Mathias explore ici une autre facette de l'alpinisme, le solo. Le solo et son statut si particulier parmi les alpinistes, entre tabou, fascination et quintessence ultime...


 

Virus, drogue dure, on appelle ça comme on veut. L’acmé de la maladie alpinistique est la pratique du solo sans topo.

D’après la toubib à qui je raconte ma vie, il y a comme une symétrie avant/après la disparition d’Oscar. Donc je retombe en enfance… Donc je refais le chemin, et je suis naturellement retourné m’y frotter. Avec ce gros frisson, quelque part sur le fil entre terreur et euphorie exaltée. ça m’a pris à 15 ans, très simplement et impérativement. M’a quitté, est revenu. Il y a tout un laïus sur ce rendez-vous avec un sommet, un itinéraire, quelque chose de bien concret qui glisse doucement vers le rêve éveillé, à la faveur de la nuit.

Si on ajoute au solo l’absence de (presque) toute assistance et (presque) toute information, on est au plus proche de l’aventure. Celle-ci d’aventure, je peux la voire depuis la fenêtre de ma cuisine : c’est raisonnable… La difficulté technique intervient bien sûr dans la recette. Chacun selon son expérience et sa force rencontre à un moment différent la sensation. Mais on ne se moque pas de quelqu’un qui décide de s’engager dans un parcours, pour relier deux points, sans aucune donnée sur ce qu’il va rencontrer. C’était modeste du point de vue technique et de l’ampleur, un peu plus de 300m de dénivelé et une cotation AD+, à la louche. Un peu plus difficile que l’autre itinéraire connu dans cette face, la « Diagonale ». Mais ce n’est pas l’important. Je me suis décidé sans autre connaissance de l’itinéraire qu’une idée, une vision : remonter cette éperon évident entre le col du Loup (2399m) et le sommet de la Grande Lance de Domène (2790m). Pas d’indications, pas de descriptions, pas de trace d’un compte rendu. Puisque on voit bien cette face depuis Grenoble, elle a forcément été parcourue. Là n’est pas la question non plus. A chaque fois, le temps s’est dilaté, j’ai eu l’impression d’un changement de dimension. Sans doute l’effet de la concentration et d’un va et vient permanent entre une présence totale, et le papillonage des cogitations.

Cet éperon, d’abord assez raide et rocheux, puis qui se couche un peu en beaux couloirs de neige pour finir quasiment à l’horizontale entre l’antécime à 2692m et le sommet.

Nous étions allés au Col du Loup avec Mathilde quelques jours plus tôt. Cette randonnée à ski remonte sous la face ouest de la Grande Lance de Domène qui est assez majestueuse. Et je me suis étonné que dans le topo des hivernales en Belledonne ne soit tracée que la fameuse « diagonale ». 2 ou 3autres itinéraires intéressants pourraient être tracés dans cette face, dans des styles différents. J’ai (un peu) cherché : pas moyen de dégoter un topo dans cette face.

J’avais envie d’aller seul en montagne. J’ai choisi ce qui devait être le plus simple : l’arête à gauche.

En partant, tard, ce matin-là, je n’étais pas accompagné par la nuit… et je n’étais pas fier, pas sûr, pas clair. Je pensais à Oscar. Mais sac préparé, vraiment, sérieusement ; bouts de corde pour un éventuel auto assurage ponctuel (dans ces profils, ça ne peut pas être dur bien longtemps), brin de rappel éventuel, pioches, crampons, un peu de quincaillerie.

J’ai pu chausser les skis à Freydières, et avec le sac il a fallu 2h30 pour atteindre le col du loup. Il n’y avait personne dans la montagne, en ligne de mire.

Donc j’ai commencé par hurler. Car j’ai croisé Oscar, intensément. Comme un terrible manque, dans la solitude, le silence, le froid, la minéralité, la mort.

Ensuite, j’ai eu peur ; les 1ers pas de l’ascension, j’étais à reculons. Je me demandais ce que j’étais en train de fiche dans ce qui pouvait se transformer en galère sans prévenir. Il y avait longtemps que je n’avais pas grimpé seul, encore moins sans aucune info.

En regardant derrière, après quelques dizaines de mètres, je réalise que la redescente n’est pas évidente. La tension monte, et avec, la concentration, d’abord excessive, empreintée, puis plus fluide. Car dans un terrain donné, une répétition des gestes s’installe. Et la seconde partie est arrivée, le profil est devenu moins raide, un peu de confiance et d’élan. Ca restait sérieux, surtout à cause de la neige très inconsistante, parfois directement sur le rocher, aussi à cause des 2 ou 3 sections de transition, à peine glacées, sur du rocher bien médiocre. Enfin, ça s’est couché de plus en plus, et plus de raison de tomber. Entre le bas et le haut de cette courte ascension, 2h15 plus tard, les gestes s’étaient beaucoup améliorés et une familiarité s’était installée avec le support. J’étais moins révolté, aussi.

L’itinéraire se partage donc en 3 parties bien distinctes d’environ 100 mètres chacune. Succession de 3 ou 4 rampes courtes qui permettent de contourner des sections raides. Puis des couloirs plus ou moins suspendus reliés par de courts passages mixtes, rendus délicats par la neige pulvérulente. Enfin le dernier tiers consiste à remonter une pente de neige. A la sortie un dernier ressaut et un petit dièdre cheminé que j’ai choisi d’emprunter, pour éviter une traversée qui ne m’inspirait pas. A deux, encordé, je n’aurais peut-être même pas fait attention. Seul, c’est différent.

Au total, un intérêt certain, supérieur pour moi à la diagonale, très monotone et facile. Et plus personnel : c’était pas grand-chose et en même temps c’était assez énorme en potentialité de vie et de mort. C’est tout le solo sans infos.

 

Trace "diagonale", et itinéraire par éperon/arête de gauche depuis col du loup



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