La goulotte Pélissier, dimanche 19 décembre 2021.

 Cette période que je n'aime guère, où l'effervescence pré-fêtes de Noël règne, où les jours sont si courts qu'on a parfois l'impression d'un long tunnel, il est parfois possible de la sublimer, en montagne, à la faveur de journées ensoleillées mais glaciales, magnifiques et fugaces. C'est ce qu'ont admirablement fait Mathias et Boris, au cours d'une belle sortie, "tout là-haut", à 4000m, là où la rudesse des conditions en cette saison donne tout son sens à la notion d'exigence...

Je laisse la parole à Mathias.





Les jours, les semaines passent.

Il est là-haut, je m’en convaincs, malgré une incrédulité qui est devenu avec le temps ma marque de fabrique. Je la cultive avec persévérance. Croire, c’est céder à la pensée magique. Mais il est là haut…

Et puis le solstice approche, c’est une date importante, celle où bascule le monde, vers le plus, ou vers le moins. De l’essentiel, du soleil, de la lumière. Sauter par-dessus le feu géant pour la Saint Jean, au risque de bruler ; aller chercher le froid en altitude pour le solstice d’hiver, au risque de geler.

Cette sortie c’était donc un rendez-vous important, pour moi. Et nous l’avions pris bien en avance, avec Boris, en croisant les doigts pour que les conditions soient au rendez-vous aussi. Car à cette saison, le concours de circonstance qui permet de faire quelques choses en haute montagne, advient finalement assez rarement.

Avec Oscar, il y a un peu plus d’un an, alors que je me trainais un peu, il m’avait emmené, simplement, faire la traversée des pointes Lachenal complétée par l’arête des cosmiques. Une très belle randonnée alpine, une ligne pas trop étroite mais quand même aérienne, grimpante. Pendant cette après-midi là, il se plaisait à me montrer à quel point il avait « la caisse » (c’est vrai que je rampais à moitié derrière…) et surtout l’aisance avec laquelle il s’occupait des quelques sections plus difficiles, comme en apesanteur. Il était fier, de lui, de montrer ça à son père, de savoir à quel point ça me réjouissait. C’était sa promenade de santé. 

Pourtant, sortir de la grotte, à l’Aiguille du Midi, descendre l’arête, qui peut être impressionnante, ce moment de bascule depuis le monde des touristes au belvédère dans le monde des alpinistes harnachés de pied en cap, a quelque chose d’unique. Je ne crois pas qu’on s’y habitue vraiment. A l’aller comme au retour, aussi, après un effort et des risques. J’en ai pleuré une fois, après un solo marquant. Pour le solstice, aussi. C’est une autre histoire. Oscar avait conduit des coturnes de l’internat Frison Roche dans cette arête des Cosmiques, profitant de quelques heures et de la gratuité de toutes les remontées, en tant qu’élève de la vallée. Rien que ça. Quand je pense comme ces remontées et surtout leur prix m’avaient rebuté quand j’étais jeune. Il était finalement là où j’aurais aimé être, à son âge. C’était avant.

Course avec Boris, donc. Un peu de pression. Je serai le maillon faible de la cordée, pourrait-on résumé. Il est jeune, endurant, expérimenté. Connu pour ses réalisations en pentes raides. La course précédente m’avait cantonné à être un honorable second. Peut mieux faire. Cette fois ci je n’ai pas démérité. Nous étions sur la même longueur d’onde, avec quasiment le même matériel choisi à part nous et malgré l’écart de forme, flagrant (mais moins qu’il y a 3 mois ; dicton : quand je me regarde je me désole, quand je me compare, je me console).


Le choix de la course. Le téléphérique venait d’ouvrir, tentant. Cette remontée que je montrais du doigts, depuis mes 20 ans et depuis les Ecrins. Et pour cause, ce coin est somptueux, potentiellement lieu de grandes aventures, d’efforts, de scènes d’une pureté minérale inouïes, mais le business l’a transformé en un grand manège, ponctué de remontées, de refuges, de guides avenants, d’hélicoptères tourbillonnants à longueur de journée et d’un réseau téléphonique qui permet d’informer à la minute près de l’heure à laquelle on sera là pour une bière à la terrasse de l’M, en sortant de la voie (vu de mes yeux vu). On en avait causé en rigolant : C’est Disneyland ce coin. Le plus beau du monde. Un rêve d’enfant. Mais enfin, il faut le dire, plus rien à voir avec l’engagement physique, psychique, total, qu’exigeaient ces contrées auparavant. Il y a finalement pas si longtemps. Son symbole, cette remontée de l’aiguille du midi, a été mise en service en 1955, je crois.

Dans ces conditions, le triangle du Tacul semble une bonne option. Mais on connaît et Boris est carrément blasé de répéter la fameuse goulotte Chéré. Qu’à cela ne tienne, il y a aussi les pointes Lachenal. Plusieurs Goulotte possibles. Départ bien tardif. Ce sera la Pélissier. 

Une soirée arrosée la veille pour Boris. Moi je suis resté sage, j’ai gardé la maison. Le décollage est laborieux donc. En hiver, au moment où le jour est si court, il n’y a pas de raison de se presser. Mais quand même, on accumule les retards : un long petit déjeuner, aider quelqu’un qui n’arrive pas à sortir sa voiture avec la neige, rater la benne à 1 minute, s’équiper avant de sortir à l’aiguille du midi, descendre à l’attaque de la voie, hésiter un peu à s’engager… au bout du compte, il est 11h passé quand on commence. Nous avons 4h devant nous, pas plus ; d’un commun accord on fera demi-tour à 15h, quoi qu’il arrive ; hors de question de se retrouver de nuit dans la vallée blanche : il est tôt dans la saison et les crevasses sont encore nombreuses, mal bouchées. Et à 17h il fera nuit.

Nous nous engageons donc dans cette petite goulotte d’un peu plus de 200m, avec une cotation TD- et des passages de M4/5 en cotation mixte. A cette saison, dans ces conditions très sèches, en l’absence de passage et avec des grosses chutes de neige récentes, c’est quand même sérieux.



C’est une belle escalade en crampons-piolets, délicate sans être trop difficile. La 3ème longueur me prend du temps et de l’énergie. Il y a peu de glace et elle est recouverte par une épaisse couche de neige légèrement tassée, qu’il faut commencer par déblayer avant de trouver rocher ou glace vive permettant de grimper et de s’assurer. Avant de sortir les 50m un passage de fin placage glacé me refroidit sérieusement. Il faut y aller en délicatesse, la roche est compacte et ne permet pas de s’assurer. La glace fine tient bien mais c’est toujours impressionnant de progresser sur ce support éphémère, précaire. Quelques mètres seulement, mais je suis soulagé de trouver le relai, chainé, en béton. Un ilot de sécurité qui jalonne cet itinéraire exigeant, qui ne pardonnera pas l’erreur d’inattention, le geste bâclé. Les gros gants ajoutent énormément à la sensation de devoir rester vigilant, au moment de manipuler le matériel. Les mousquetons semblent tout petit entre nos gros doigts. 




La 4ème longueur est la plus difficile. C’est Boris qui s’y colle, nous avons fait en sorte qu’en alternant les longueurs, ce soit lui qui tombe sur le passage clé, en tête. Et c’est décidément très sec. Le passage est ponctuellement plus raid, difficilement protégeable. Il ne faut pas tomber. Avant tout, il ne faut pas tomber. Donc vigilance, méthode, tentatives, tâtonnement. Finalement Boris libère en protégeant dans de la glace fine à gauche et en passant dans une fissure à droite. Le temps passe. Il reste 20m d’escalade presque exclusivement rocheuse, avec de grosses prises bien marquées. Apparemment c’est facile, mais c’est quand même encore une cotation M5, méfiance. Et il est 15h20. On a bien grimpé, tout va bien, c’est une 1ère sortie qui nous a permis de prendre la température ambiante, celle de chacun de nous, celle de notre cordée. Le contrat est rempli. On ne tentera pas la chance. Demi-tour.



Les rappels défilent sans encombre et c’est la redescente vers Chamonix par la vallée blanche. Nous sommes seuls, avant de croiser un autre duo. Nous sommes 4 dans toute la montagne, on dirait ; il est bientôt 16h30. Nous sommes dans un véritable tour de manège, l’itinéraire est incroyable, il zigzague entre les crevasses, sur plusieurs kilomètres. Quelques mètres de glace vive à un moment, les fameuses lignes droites où il faut prendre un maximum de vitesse et qui permettent de planter le nez au ciel, de mesurer l’immensité glacée autour de nous, avec le jour qui baisse.

Enfin, une remontée de 15/30’ selon l’état des troupes (Boris a dû courir, je l’ai perdu de vue très vite, moi j’étais écrasé sous le poids des gros skis que j’avais choisi pour ce jour, et, de toute façon, un peu éreinté). Dernier border cross dans les forêts entre Montenvers et Chamonix, on déchausse à la gare, il est 17h23 et on aura laissé les frontales au fond du sac !

Mister sub’ était aussi de la partie, encore. Non seulement ça plombe pas mal le cardio cette chimie, mais ça réduit beaucoup la résistance au froid. Boris n’a eu aucun problème aux mains, je suis passé par une de ces onglées qui fait pleurer sa mère, tout en sachant que c’est plutôt bon signe. Un argument de plus pour diminuer la posologie de milligramme en milligramme…

Quelle belle aventure, en quelques heures, tout de même ! 

Oscar aurait adoré. Adoré ce truc de guerrier. Ce truc dans lequel on se demande parfois pourquoi on s’y est mis et que l’on revit plusieurs fois dans les heures et les jours qui suivent. Malgré le froid, le danger, la débauche de matériel et de précautions, déjà, l’envie est là, de repartir, déjà. Et l’énergie dépensée est rendue au décuple, et l’envie de se préparer pour une suite. 

Oscar aurait adoré, même la peur, pour la peur qui guette, cette exigence crue, radicale. Il m’accompagne en montagne et, alors que j’avais tranquillement passé le relai, certain d’avoir transmis la passion et de l’avoir bien transmise à mes fils, des fils doués. Je reprends le témoin, avec les forces et l’état d’un type de 51 ans bien abîmé pas les évènements en tous genres. Mais confiant. Que peut-il arriver désormais ? Tout semble décalé par la mort d’Oscar. Relativité oblige, bien sûr, mais aussi cette étrange sensation de liberté. La liberté qu’apporte le malheur.

Alors pourvu que la « grande santé » remontre le bout de son nez, qu’encore, le corps réponde présent, comme il peut le faire, avec le sentiment de puissance qu’il porte. Et qu’importe, qu’importe les discours à la con sur l’élitisme, la mégalomanie et leur cohorte de petits commentaires. L’expérience seule dit vraie, ceux qui ne la vivent pas ne peuvent pas savoir.

Retour à Grenoble dans la foulée, congelé dans ma voiture sans chauffage. Le solstice aura été dignement célébré !


Oscar qui vole. Décollage depuis l'Aiguille du Midi après cette sortie aux Pointes Lachenal avec Mathias





Commentaires

  1. Chouette souvenir avec toi Mathias, merci pour ce texte prenant et immersif !

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    1. Welcome. Je considère que c'était une intro ... ?

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  2. Commentaire timide de ta béotienne de mère, Mathias, qu une angoisse peu maîtrisable saisit depuis ton jeune âge chaque fois que tu racontes la montagne...
    Oscar n est pas tombé, il s est envolé. Je le sais depuis le 16 avril, ou le 19, qud tu es venu me l annoncer.
    Je ressens sans comprendre. Pas loin de ce que tu éprouves.

    Prends soin de toi, de vous.

    J irai au gros caillou. Sais pas encore qud. Ça va venir

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    1. Angoisse !? Ce n'est ni le but, ni l'idée. Ici, ce sont des moments de bonheur dans les hauteurs, bien au delà des sempiternelles "angoisses". Rien de tel qu'un grand bol d'air, bien frais.

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    2. Lis peut être le texte sur la sortie au pic nord des cavales, nettement moins austère !

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